15. Explorateur 1

 

L’astronef n’avait quitté la Terre que depuis trente jours, pourtant David Bowman avait souvent du mal à croire qu’il ait jamais pu connaître autre chose que l’existence du petit monde qu’était Explorateur 1. Toutes ses années de formation et ses premières missions sur la Lune et sur Mars lui semblaient appartenir à la vie d’un autre homme.

Frank Poole éprouvait les mêmes sentiments et parfois, en plaisantant, il déplorait que le plus proche psychiatre fût à cent millions de milles de là. Mais il était relativement facile d’accepter cette impression d’isolement et d’étrangeté qui ne révélait absolument rien d’anormal. Jamais, depuis que les hommes s’étaient aventurés dans l’espace, un demi-siècle auparavant, une telle mission n’avait été mise sur pied.

Elle était née cinq ans plus tôt sous le nom de Projet Jupiter. Elle devait constituer la première exploration humaine vers la plus grosse planète du système solaire. L’astronef était pratiquement prêt pour ce voyage de deux années lorsque, brusquement, le but de la mission avait été changé. Explorateur 1 irait bien jusqu’à Jupiter, mais il ne s’y arrêterait pas. Il ne réduirait même pas sa vitesse en croisant les satellites du système jovien. Bien au contraire, il utiliserait le champ gravifique de la planète géante comme une sorte de tremplin afin de s’éloigner encore du soleil. Telle une comète, Explorateur 1 filerait vers les confins du système solaire, en direction de son but final : Saturne et ses anneaux prodigieux. Sans espoir de retour.

Pour Explorateur 1, en effet, il ne s’agirait que d’un voyage aller, mais son équipage n’avait nullement l’intention de se sacrifier. Si tout se passait bien, d’ici sept ans il devrait être de retour sur Terre. Sur ces sept années, cinq passeraient en un éclair dans le sommeil sans rêve de l’hibernation, en attendant les secours du second Explorateur qui, à l’heure actuelle, n’était pas encore construit.

Le mot « secours » était soigneusement évité dans les rapports des documents administratifs car il impliquait quelque faille dans le plan prévu. Le terme accrédité était « récupération ». Si le moindre incident survenait, il n’y aurait certainement aucun espoir de secours à un milliard de milles de la Terre.

C’était là un risque calculé, comme pour tous les voyages dans l’inconnu. Mais un demi-siècle de recherches avait prouvé que l’hibernation artificielle était un moyen sûr qui ouvrait aux voyages spatiaux des possibilités nouvelles. C’était pourtant la première mission où elle serait pleinement exploitée.

Les trois membres de l’équipe d’observation qui n’auraient aucun rôle à tenir jusqu’à ce que le vaisseau soit placé en orbite autour de Saturne dormiraient durant tout le voyage. Des tonnes de vivres seraient ainsi économisées et, ce qui était presque aussi important, les hommes seraient frais et dispos à leur réveil.

Au terme du voyage, Explorateur 1 deviendrait une nouvelle lune de Saturne. Il suivrait une ellipse de deux millions de milles qui lui ferait frôler la planète géante et couper les orbites de ses principaux satellites. Les hommes disposeraient de cent jours pour étudier un monde qui avait quatre-vingts fois la surface de la Terre et autour duquel gravitaient quinze lunes dont la plus vaste était aussi grosse que la planète Mercure.

Saturne devait receler assez de prodiges pour occuper une expédition durant des siècles, mais cette première mission se bornerait à un simple travail de reconnaissance. Tous les relevés seraient transmis à la Terre et ainsi, même au cas où les explorateurs ne reviendraient jamais, leurs travaux ne seraient pas perdus.

Au bout de cent jours, Explorateur 1 se rapprocherait de la planète. Tout l’équipage se remettrait en hibernation et seuls les systèmes essentiels du vaisseau continueraient de fonctionner sous la direction de l’infatigable cerveau électronique. Explorateur 1 continuerait de tourner autour de Saturne selon une orbite si précise que les hommes pourraient le retrouver après mille années. Mais c’était au bout de cinq ans seulement, selon les plans prévus, qu’Explorateur 2 devrait arriver. Six, sept ou huit années de sommeil ; les passagers ne verraient pas la différence. Pour eux, le temps serait arrêté, ainsi qu’il s’était déjà arrêté pour Whitehead, Kaminski et Hunter.

Parfois, Bowman, en tant que commandant de bord, enviait ses trois collègues plongés dans l’inconscience glacée de l’hibernacle. Ils étaient libres de tous soucis, de toutes responsabilités. Jusqu’à ce qu’ils aient atteint Saturne, le monde extérieur, pour eux, n’existerait plus.

Mais ce monde veillait sur eux par l’intermédiaire de l’appareil bio-sensoriel. Au milieu des multiples instruments du tableau de contrôle central, cinq panneaux étaient marqués Hunter, Whitehead, Kaminski, Poole et Bowman. Ces deux derniers étaient obscurs ; ils n’entreraient pas en fonction avant un an. Mais des constellations de lueurs vertes apparaissaient sur les trois autres, annonçant que tout allait bien, et sur chaque panneau se trouvait un petit écran sur lequel des lignes sinuaient au rythme du pouls, de la respiration et de l’activité cérébrale.

À certains moments, bien qu’il sût que cela était inutile puisque l’alerte était automatiquement déclenchée en cas de défaillance, Bowman passait en observation audio et écoutait, à demi hypnotisé, les battements de cœur infiniment lents de ses collègues endormis, les yeux fixés sur les courbes des écrans. L’activité EEG était encore plus fascinante. Elle représentait en quelque sorte la signature électronique de trois personnalités qui avaient vécu et revivraient un jour prochain. Les pics et les vallées qui marquaient la carte du cerveau en état d’activité étaient ici presque absents. Si quelque trace de conscience subsistait au sein des cerveaux endormis, elle se trouvait au-delà de la portée des appareils, au-delà de la mémoire.

Bowman avait conscience de ce dernier fait de par son expérience personnelle. Avant qu’il eût été choisi pour cette mission, on avait enregistré ses réactions à l’hibernation. Depuis, il n’avait jamais su vraiment s’il avait perdu une semaine de son existence ou s’il avait retardé sa mort d’autant. Lorsque l’on avait fixé les électrodes sur son front, lorsque le générateur de sommeil était entré en action, il avait entrevu des formes kaléidoscopiques et des étoiles errantes. Puis tout avait disparu et les ténèbres l’avaient englouti. Il n’avait pas senti les piqûres, encore moins la première morsure du froid lorsque la température de son corps s’était abaissée jusqu’à un degré proche de la glaciation.

 

Il s’éveilla et eut l’impression d’avoir à peine fermé les yeux. Mais il savait que ce n’était qu’une impression. Pourtant, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de songer que des années s’étaient écoulées.

La mission avait-elle réussi ? Avaient-ils atteint Saturne, effectué leurs observations et plongé dans l’hibernation ? Explorateur 2 était-il prêt à les ramener vers la Terre ?

Il dérivait dans une brume de rêve, incapable de distinguer la réalité de ses faux souvenirs. Il ouvrit les yeux mais il y avait bien peu de chose à voir en dehors d’un amalgame de lueurs floues qui l’éblouirent durant quelques minutes. Puis il prit conscience qu’il fixait les lampes indicatrices du tableau de contrôle général de l’astronef. Mais il ne parvenait pas à les voir nettement et il abandonna très vite.

Un air tiède soufflait sur lui, revigorant ses membres paralysés par le froid. Il entendait une musique à la fois douce et stimulante qui devenait de plus en plus forte.

Puis une voix calme et amicale lui parla. Et il sut qu’elle provenait de l’ordinateur.

— Tu es en état d’activité, Dave. Ne te lève pas et ne fais aucun mouvement violent. N’essaie pas de parler.

Ne pas se lever, se dit Bowman. Très drôle. Il ne pensait pas qu’il fût capable d’agiter un doigt. Pourtant, à sa grande surprise, il découvrit qu’il le pouvait. Et il en fut très satisfait tout en continuant de se sentir détaché, abasourdi. Il avait vaguement conscience que le vaisseau de récupération avait dû arriver, ce qui expliquait que le processus de résurrection fût entré en action. Très bientôt, il verrait à nouveau d’autres êtres humains. Tout cela était très bien mais ne l’excitait guère. Il avait faim. L’ordinateur, évidemment, avait prévu cela.

— Il y a un bouton à ta droite, Dave. Si tu as faim, appuie dessus.

Il obligea ses doigts à se tendre et découvrit bientôt le bouton. Il avait tout oublié. Pourtant, il aurait dû savoir que le bouton se trouvait là. Combien d’autres choses avait-il oubliées ? L’hibernation effaçait-elle les souvenirs ?

Il appuya. Il attendit. Après plusieurs minutes, un bras de métal se déploya et un biberon de plastique descendit jusqu’à ses lèvres. Il téta avec avidité et un liquide tiède et sucré coula dans sa gorge, lui apportant à chaque goulée une énergie nouvelle. Puis il disparut. Bowman demeura immobile. Mais il pouvait bouger bras et jambes, à présent. L’idée de déplacement n’était plus un rêve impossible.

Bien qu’il sentît affluer rapidement ses forces, il eût été heureux de rester ainsi pour l’éternité s’il n’avait perçu aucun stimulus de l’extérieur. Mais une voix nouvelle lui parlait, une voix totalement humaine, à présent, une voix qui n’était pas faite d’impulsions électriques assemblées par une mémoire supérieure. Elle était presque familière bien qu’il lui fût impossible de la reconnaître.

— Hello, Dave ! Tout va bien. Tu peux parler, maintenant. Sais-tu où nous sommes ?

Pour la première fois, il se mit à réfléchir à cela. Si vraiment ils tournaient autour de Saturne, que s’était-il passé sur Terre durant ces mois ? Il se demanda à nouveau s’il n’avait pas été frappé d’amnésie. Paradoxalement, cette pensée le rassurait : s’il parvenait à se souvenir du mot « amnésie », son cerveau devait être encore à peu près intact…

Mais il ignorait toujours où il se trouvait. Celui qui était à l’autre extrémité du circuit devait pourtant comprendre sa situation.

— Ne t’inquiète pas, Dave. C’est Frank Poole, ici. Je surveille ton cœur et ta respiration. Tout est parfaitement normal. Relaxe-toi, c’est tout. Maintenant, nous allons ouvrir la porte et t’éjecter.

Une douce clarté illumina la chambre. Il entrevit des silhouettes mouvantes et, en un instant, ses souvenirs revinrent. Et il sut exactement où il se trouvait. Bien qu’il eût franchi les plus lointaines limites du sommeil, les approches de la mort, il n’avait été absent qu’une semaine. En quittant l’hibernation, il ne pouvait voir l’espace saturnien qui était encore à plus d’un an dans l’avenir et à un milliard de milles dans l’espace. Il était toujours dans le complexe d’entraînement au centre spatial de Houston, sous le chaud soleil du Texas.

 

 

16. Carl

 

Mais à présent, le Texas était invisible, de même que les États-Unis. Bien que le flux de plasma des moteurs eût été depuis longtemps coupé, Explorateur 1 continuait de s’éloigner de la Terre comme une flèche de métal lancée vers les planètes extérieures, son destin fixé par le dispositif optique automatique qui le guidait.

Un unique télescope, cependant, demeurait en permanence orienté vers la Terre. Il était monté à la façon d’une lunette sur l’antenne principale et veillait à ce que le grand réflecteur parabolique fût constamment pointé sur sa cible. Aussi longtemps que la Terre demeurait au centre du viseur, le lien était maintenu et les messages circulaient au long du faisceau invisible qui, chaque jour, s’allongeait de plus de deux millions de milles. Une fois au moins à chacun de ses quarts, Bowman vérifiait l’alignement du télescope-antenne. La Terre, à présent, était dans le soleil et présentait son hémisphère obscur au vaisseau. Sur l’écran, elle n’était plus visible que comme un fin croissant argenté que rien ne distinguait de Vénus. Il était impossible de déceler le plus infime détail géographique dans cet arc de lumière voilé de brume et de nuages, mais la zone obscure était fascinante avec les multiples points de lumière des villes dans la nuit qui brillaient parfois d’un éclat fixe ou clignotaient sous les turbulences de l’atmosphère.

Il y avait aussi des périodes où la Lune, passant et repassant sur les continents et les océans sombres, était comme un lampion géant. Bowman, alors, parvenait à déceler le tracé de quelque côte familière à la clarté spectrale d’un satellite. À d’autres moments, quand le Pacifique était calme, il pouvait même distinguer le reflet du clair de lune à sa surface et il se souvenait alors des nuits passées sous les palmiers au bord des lagons.

Pourtant, il ne regrettait en rien toutes ces merveilles perdues. Il avait profité de ses trente-cinq années de vie et il était bien décidé à en profiter à nouveau, lorsqu’il reviendrait, riche et célèbre. La distance rendait toute chose infiniment plus précieuse.

Le sixième membre de l’équipage se souciait bien peu de tout cela, car il n’était pas humain. Il s’agissait de CARL 9 000, l’ordinateur le plus perfectionné qui fût, cerveau et système nerveux de l’astronef.

Carl (sigle de son appellation officielle : Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison) était le chef-d’œuvre de la troisième génération des ordinateurs. Ces générations semblaient se renouveler tous les vingt ans et la simple pensée que la quatrième était imminente semblait contrarier beaucoup de gens.

La première génération remontait à 1940. À cette époque, le tube sous vide avait rendu possible la création d’idiots électroniques tels que ENIAC et ses descendants. Et puis, en 1960, la micro-électronique avait connu sa grande période de développement. Avec elle, il apparaissait clairement que des cerveaux artificiels aussi puissants que celui de l’homme et de format réduit pouvaient être créés si l’on savait comment s’y prendre.

Nul ne devait probablement jamais le savoir et ce fut sans grande importance car, en 1980, Minsky et Good démontrèrent que les réseaux nerveux pouvaient être créés automatiquement – auto-engendrés – selon n’importe quel programme d’instruction arbitraire. Ainsi, on pouvait obtenir des cerveaux artificiels selon un procédé analogue à celui qui aboutissait au cerveau humain. Les détails de cette conception resteraient toutefois à jamais inconnus. Ils étaient de toute façon des millions de fois trop complexes pour être accessibles à la compréhension humaine. Mais quel que fût le principe de base, le résultat était une machine capable de reproduire – certains philosophes préféraient dire : « imiter » – la plupart des activités du cerveau humain, plus rapidement et plus sûrement. Cela revenait très cher et, jusqu’à présent, quelques modèles seulement de CARL 9 000 avaient été construits.

Carl avait été entraîné aussi sévèrement que ses compagnons humains en vue de cette mission. Il avait un avantage sur eux, en plus de sa vitesse d’assimilation : il ne dormait jamais. Sa tâche principale était de contrôler les systèmes vitaux, de vérifier en permanence la pression d’oxygène, la température, l’étanchéité, le taux de radiation et les multiples facteurs dont dépendaient les fragiles existences humaines. Il lui fallait également opérer les complexes corrections de navigation et les manœuvres qui seraient nécessaires lorsqu’il faudrait modifier le cap. Il était également capable de surveiller les hibernateurs, d’opérer toute modification dans leur milieu et de régler les dosages précis des liquides injectés aux dormeurs par voie intraveineuse.

Les premières générations d’ordinateurs avaient été éduquées à partir de claviers semblables à ceux de machines à écrire et avaient répondu par l’entremise d’écrans et de téléscripteurs ultra-rapides. Carl pouvait opérer ainsi lorsque cela était nécessaire mais, en général, il communiquait avec ses compagnons par la parole. Poole et Bowman s’adressaient à lui comme à un être humain et il leur répondait dans l’anglais idiomatique qui lui avait été enseigné durant son enfance électronique. Quant à savoir s’il était réellement doué de pensée, la question avait été résolue dans les années 40 par le mathématicien britannique Alan Turing. Turing avait déclaré que si un homme était capable de converser longuement avec un ordinateur – peu importait que ce fût par l’intermédiaire d’un clavier ou d’un micro – sans distinguer de réelle différence entre ses réponses et celles que tout homme aurait pu donner, alors cet ordinateur pensait vraiment, selon l’exacte définition du terme. Carl eût passé facilement le test de Turing. Il pouvait même, s’il en était besoin, assurer le commandement du vaisseau. En cas d’urgence, si nul ne répondait à ses signaux, il pouvait réanimer les hommes endormis par stimulation chimique ou électrique. S’ils ne réagissaient pas, il devait demander de nouvelles instructions par radio à la Terre. Et s’il n’obtenait aucune réponse, il était alors libre de prendre toute mesure qu’il pouvait juger nécessaire pour assurer la sauvegarde du vaisseau et la réussite d’une mission dont lui seul connaissait le but véritable que ses compagnons humains étaient bien loin de soupçonner.

En plaisantant, Poole et Bowman se considéraient souvent comme des concierges ou des intendants à bord de ce vaisseau capable de se diriger par lui-même. Ils auraient été bien étonnés et sans doute indignés de découvrir qu’ils n’étaient pas très éloignés de la vérité.

 

 

17. Croisière

 

Le programme de la vie quotidienne à bord avait été mis sur pied avec beaucoup de soin et – théoriquement du moins – Bowman et Poole savaient heure par heure ce qu’ils avaient à faire. Leur vie était réglée selon deux quarts de vingt heures chacun qu’ils prenaient à tour de rôle sans jamais dormir tous deux en même temps. L’officier de quart devait demeurer sur la passerelle de contrôle tandis que son second inspectait le vaisseau et assurait les diverses tâches qui s’avéraient nécessaires lorsqu’il ne se relaxait pas dans son habitacle.

Bien que Bowman fût officiellement commandant durant cette phase de la mission, un observateur extérieur n’aurait pu le deviner. Les deux hommes échangeaient totalement leur rôle, leur grade et leurs responsabilités toutes les vingt heures. Cela leur assurait un entraînement maximum, diminuait les risques de friction et augmentait considérablement l’efficacité du travail.

Le quart de Bowman commençait à 6 00, selon l’horaire du vaisseau basé sur le temps astronomique. S’il était en retard, Carl disposait d’un choix appréciable de sonneries, carillons et bourdonnements pour le rappeler à son devoir. Mais jamais il n’avait eu à s’en servir. Poole avait une fois fait l’essai et débranché le circuit : Bowman s’était quand même réveillé à l’heure.

Son premier devoir était d’avancer le Programmateur d’Hibernation de douze heures. Si par deux fois au cours d’un quart cette opération n’était pas exécutée, Carl devait s’assurer de la neutralisation des deux hommes et prendre les mesures qui s’imposaient.

Bowman procédait ensuite à sa toilette et à ses exercices physiques avant de prendre son petit déjeuner tout en consultant l’édition du matin du World Times transmise par radio depuis la Terre. Jamais il ne s’y était intéressé autant qu’à présent. Les plus vagues rumeurs politiques, les plus ternes ragots captaient son intérêt.

À 7 00 il relevait officiellement Poole sur la passerelle et lui apportait un tube de café. Si – comme c’était en général le cas – il n’y avait aucun rapport à faire, aucune décision à prendre, il se livrait à un examen général des appareils et des instruments et procédait à une série de vérifications destinées à révéler de possibles défaillances. À 10 00 il avait fini et passait en phase d’étude.

Bowman avait été étudiant durant la moitié de son existence et il continuerait sans doute à l’être jusqu’à sa retraite. La révolution de l’information et de l’éducation lui avait permis d’acquérir des connaissances équivalant à deux ou trois programmes d’études supérieures et, ce qui était plus important, d’en conserver 90 pour cent en mémoire.

Cinquante ans auparavant, il eût été considéré comme un spécialiste en astronomie, cybernétique et propulsion spatiale, pourtant il était prêt à nier sincèrement qu’il pût être un spécialiste en quelque discipline que ce fût. Jamais il n’avait pu se concentrer sur tel ou tel sujet en particulier. En dépit des avertissements de ses maîtres, il avait insisté pour choisir un Premier Degré en Astronomie Générale, discipline qui était le comble du vague et du flou, réservée à ceux dont le quotient intellectuel se traînait au-dessous de 130 et qui n’avaient plus aucun espoir d’atteindre le sommet dans leur branche.

C’avait été une sage décision. Le fait même de refuser toute spécialisation l’avait désigné pour cette mission. De la même façon, Frank Poole – qui s’intitulait parfois « Praticien en Biologie Spatiale Générale » – était un second idéal. À eux deux, avec l’aide de la vaste mémoire de Carl, ils pouvaient venir à bout de n’importe quel problème susceptible de surgir durant le voyage pour autant que leurs esprits demeurent réceptifs et alertes et leur mémoire intacte.

Aussi, durant deux heures, de 10 00 à 12 00, Bowman devait-il dialoguer avec le tuteur électronique. Ce dialogue était destiné à vérifier ses connaissances générales et celles qui concernaient plus particulièrement la mission. Sans cesse, il se penchait sur les plans du vaisseau, les diagrammes des circuits et les cartes des orbites, sur tout ce qui touchait à Jupiter, Saturne et leurs lunes. À midi, il se retirait dans le carré et abandonnait le vaisseau à Carl pour préparer le déjeuner. Il ne perdait pas pour autant le contact puisque la petite pièce comportait une réplique du tableau situationnel et que Carl pouvait l’appeler à tout moment. Poole le rejoignait pour le repas avant de se retirer à nouveau pour ses six heures de sommeil. En général, ils regardaient ensemble les programmes de TV retransmis depuis la Terre.

Leurs menus avaient été établis avec le soin qui caractérisait toute la mission. Les aliments, pour la plupart surgelés, étaient excellents et ils avaient été choisis de manière à occasionner un minimum d’ennuis. Il suffisait d’ouvrir les paquets et d’en déposer le contenu dans le petit autocuiseur qui signalait la fin de la cuisson. Steaks, côtelettes, rôtis, légumes, œufs (durs, au plat, brouillés, etc.), fruits, jus d’orange, ice-creams, tout cela avait le goût correspondant au nom et, ce qui était encore plus important, l’aspect. Il y avait même du pain frais.

Après le repas, de 13 00 à 16 00, Bowman inspectait minutieusement le vaisseau, ou du moins la partie accessible. Explorateur 1 mesurait près de 120 mètres d’une extrémité à l’autre mais le petit univers des deux hommes se limitait à une sphère de douze mètres de diamètre. Là se trouvaient tous les systèmes destinés au maintien de la vie et la passerelle de contrôle qui était le cœur du vaisseau. Sous la sphère était aménagé un petit garage spatial pourvu de trois sas destinés à larguer des capsules autonomes assez grandes pour abriter un homme et capables de se déplacer dans le vide pour toute mission à l’extérieur de l’astronef.

La région équatoriale de la sphère – entre les tropiques du Capricorne et du Cancer, si l’on veut – abritait un cylindre de dix mètres de diamètre qui tournait lentement sur lui-même. Sa lente rotation – à raison d’un tour toutes les dix secondes – suffisait à entretenir une pesanteur artificielle égale à celle de la Lune. Ce qui était suffisant pour éviter l’atrophie physique pouvant résulter d’une totale absence de gravité et pour permettre aux fonctions habituelles de s’opérer dans des conditions presque normales.

Ce cylindre renfermait la cuisine, le carré et les toilettes. C’était seulement là que l’on pouvait préparer des boissons chaudes sans risquer d’être brûlé par une bulle d’eau bouillante, que l’on pouvait se raser sans être entouré de poils à la dérive.

Cinq habitacles avaient été aménagés sur la périphérie du carrousel. Chaque astronaute pouvait y ranger ses affaires personnelles mais seuls ceux de Poole et Bowman étaient utilisés pour le moment, bien sûr. Les trois autres demeuraient vides dans l’attente de leurs futurs occupants encore endormis.

Il était possible, si on le désirait, d’interrompre la rotation du carrousel. Mais, normalement, le cylindre tournait à vitesse constante et l’on y pénétrait facilement par le centre, où régnait l’apesanteur, pour se déplacer ensuite vers la périphérie, ce qui n’offrait pas plus de difficultés que de monter dans un ascenseur.

La sphère d’habitation constituait la pointe d’une sorte de flèche à la forme imprécise. Explorateur 1, à l’image de tous les astronefs destinés aux explorations lointaines, était trop fragile et pas assez aérodynamique pour pénétrer dans une atmosphère planétaire, pas plus qu’il n’aurait pu résister à un champ gravifique. Il avait été construit en orbite autour de la Terre, essayé sur un trajet Terre-Lune. C’était un véhicule purement spatial.

Immédiatement derrière la sphère étaient groupés quatre énormes réservoirs d’hydrogène. À leur suite, formant un V immense, se trouvaient les ailerons munis d’évents qui permettaient de chasser la chaleur en excédent provenant des moteurs. Le fin réseau des canalisations de refroidissement leur donnait l’aspect d’ailes de libellule géante et, sous certains angles, Explorateur 1 évoquait un ancien vaisseau des mers.

L’enfer du réacteur principal, dûment isolé, et le complexe des électrodes qui canalisaient le flux incandescent du plasma se trouvaient à l’extrémité du V, à cent mètres de la sphère d’habitation. Ils avaient fourni le gros de leur travail des semaines auparavant, lorsque l’astronef avait quitté son orbite lunaire. À présent, le réacteur ne fonctionnait plus que de temps en temps, brièvement, afin de fournir la faible énergie nécessaire à la vie interne du vaisseau. Les grands ailerons de propulsion qui étaient portés au rouge lors des périodes d’accélération étaient actuellement sombres et froids.

Bien que des sorties dans l’espace fussent nécessaires pour des inspections détaillées de cette région de l’astronef, les instruments et les caméras indiquaient en permanence les conditions qui y régnaient. Bowman avait l’impression de connaître intimement le moindre centimètre carré des panneaux, radiateurs et canalisations qui composaient cet univers.

À 16 00, il achevait son inspection et faisait un rapport détaillé au Contrôle de Mission terrestre. Il ne s’interrompait qu’à l’accusé de réception. Il branchait alors son propre enregistreur, écoutait le message de la Terre et répondait éventuellement aux questions qui lui étaient posées. À 18 00, Poole s’éveillait et il lui passait le commandement.

Il disposait alors de six heures qu’il pouvait employer comme il le désirait. Il étudiait, écoutait de la musique ou regardait des films. La plupart du temps, il explorait l’inépuisable bibliothèque électronique du vaisseau. Il avait commencé à se captiver pour les grandes explorations du passé, ce qui était assez compréhensible dans ces circonstances. Il suivait Pythéas au-delà des Colonnes d’Hercule, longeait les côtes d’une Europe à peine sortie de l’Âge de Pierre et se lançait dans les brumes glacées de l’Arctique. Ou bien, deux mille ans après, il coursait les galions de Manille avec Anson, voguait en compagnie de Cook dans les dangers inconnus des récifs de la Grande Barrière ou accomplissait avec Magellan le premier tour du monde. Il s’était mis à lire L’Odyssée qui, entre tous les livres, l’emportait le plus loin dans les gouffres du temps.

Pour se distraire, il pouvait affronter Carl en de nombreux jeux à base mathématique tels que les échecs ou les polydominos. En utilisant toutes ses ressources, Carl pouvait gagner toutes les parties, mais cela n’eût pas été bon pour le moral et il avait été programmé pour un maximum de cinquante pour cent de victoires, ce que ses adversaires humains affectaient d’ignorer.

Les dernières heures de la journée, pour Bowman, étaient consacrées au nettoyage général et à de petites besognes. Ensuite, il y avait le repas de 20 00 qu’il partageait à nouveau avec Poole. Puis, dans l’heure suivante, il pouvait échanger des messages personnels avec la Terre.

Bowman, à l’exemple de tous ses collègues, n’était pas marié. Il n’était pas question de choisir un homme chargé de famille pour une aussi longue mission. Bien qu’il se fût trouvé de nombreuses épouses pour promettre d’attendre le retour de leurs époux, nul ne les avait vraiment crues.

Au début du voyage, Poole et Bowman avaient échangé des propos intimes avec la Terre au moins une fois par semaine, bien que la certitude d’être entendus par des oreilles étrangères eût tendance à les gêner quelque peu. Maintenant, alors que le voyage était pourtant à peine entamé, la fréquence de leurs conversations avec des filles diminuait déjà, de même que le ton se faisait moins tendre. Ils avaient prévu cela : il en était des astronautes comme des marins. Mais il était vrai et même notoire que les marins avaient des compensations dans d’autres ports. Malheureusement, il n’existait pas la moindre île tropicale peuplée de sirènes au large de l’orbite de la Terre. Les médecins spatiaux, bien entendu, s’étaient attaqués à ce problème avec leur habituel enthousiasme et la pharmacopée du vaisseau recelait des substituts efficaces bien que peu séduisants.

Avant d’achever sa journée, Bowman faisait un dernier rapport et vérifiait que Carl avait bien transmis tous les relevés. Puis, s’il le désirait, il pouvait encore lire ou regarder un film. Ensuite, il s’endormait, en général sans recourir à l’électronarcose.

La journée de Poole était l’exact reflet de la sienne et les quarts se succédaient sans friction. Ils étaient constamment occupés, trop intelligents et trop bien adaptés pour se quereller. Le voyage suivait une routine confortable, exempte de toute surprise. L’écoulement du temps n’était marqué que par le défilement des chiffres sur les horloges du bord.

Le plus cher espoir de l’équipage de Explorateur 1 était que rien ne vînt troubler cette monotonie paisible durant les semaines et les mois à venir.

 

 

18. Dans le champ des astéroïdes

 

Semaine après semaine, suivant son orbite comme un train suit ses rails, Explorateur 1 s’éloignait de la Terre en direction de Jupiter. À la différence des navires qui cinglaient sur les mers terrestres, il n’avait pas besoin de la plus infime modification de cap. Son trajet avait été fixé en fonction des lois de la gravitation universelle et il ne risquait pas de rencontrer de tourbillons ni de récifs. Il n’existait pas non plus le plus petit risque de collision avec un autre vaisseau car il ne s’en trouvait aucun – du moins aucun fait de la main de l’homme – entre lui et les plus lointaines étoiles.

Pourtant, l’espace dans lequel il pénétrait maintenant était loin d’être vide. Le no man’s land qu’il s’apprêtait à franchir était sillonné des orbites de plus d’un million d’astéroïdes dont dix mille seulement étaient connus des astronomes terrestres. Quatre de ces astéroïdes avaient plus de cent milles de diamètre. La majorité d’entre eux n’étaient que des rocs géants éternellement dans le vide. Il n’existait pas de défense contre eux. Le plus minuscule pouvait détruire totalement le vaisseau en le heurtant à une vitesse de quelques dizaines de milliers de milles à l’heure, mais le risque était négligeable. Il existait en moyenne un seul astéroïde par million de milles cubiques. Le fait que l’astronef pût occuper le même emplacement au même moment était si improbable qu’il n’effleurait même pas les préoccupations de Poole et Bowman.

Au jour 86, ils étaient censés s’approcher à une distance minimale d’un astéroïde qui n’avait pas de nom mais seulement un chiffre : 7 794. Ce n’était qu’un rocher de cent mètres de diamètre qui avait été détecté une seule fois en 1997 par l’observatoire lunaire et dont seuls les minutieux ordinateurs se souvenaient.

Lorsque Bowman prit son quart, Carl lui rappela immédiatement cette rencontre bien qu’il fût improbable qu’il l’eût oubliée puisqu’il s’agissait du seul événement marquant prévu durant tout le voyage. Le déplacement de l’astéroïde sur le fond stellaire ainsi que ses coordonnées d’approche avaient déjà été projetés sur les écrans. Figurait également la liste des observations à faire ou à tenter. Les tâches ne manqueraient guère jusqu’à ce que 7 794 passe à moins de 900 milles de Explorateur 1, à une vitesse proche de 80 000 milles à l’heure.

Bowman demanda la vision télescopique à Carl et il vit apparaître une pâle étoile. Rien qui pût indiquer qu’il s’agissait d’un astéroïde. L’image, même grossie au maximum, ne révélait qu’un point de lumière.

— Réticule de visée, demanda Bowman.

Immédiatement, quatre lignes apparurent autour de la minuscule étoile. Bowman resta en contemplation durant plusieurs minutes, se demandant si Carl avait pu commettre une erreur. Puis il s’aperçut que l’étoile se déplaçait selon un mouvement presque imperceptible. Elle pouvait se trouver encore à plus d’un million de milles, mais le fait qu’il pût la voir bouger prouvait qu’elle était très proche, à l’échelle stellaire.

Lorsque Poole le rejoignit sur la passerelle six heures plus tard, 7 794 était des centaines de fois plus brillant et il se déplaçait si rapidement qu’il ne pouvait plus subsister le moindre doute quant à son identité. De plus, il n’apparaissait plus comme un simple point de lumière mais sous l’aspect d’un petit disque pâle.

Ils contemplèrent ce caillou voyageant dans le ciel avec l’émotion qu’avaient dû éprouver les marins observant au cours d’un long voyage une côte qu’ils ne pouvaient aborder. Ils savaient que 7 794 n’était qu’un fragment de roc dépourvu d’air et de vie, mais cela n’affectait en rien leurs sentiments. C’était la seule matière solide qu’ils rencontreraient avant d’atteindre Jupiter, à deux cents millions de milles de là.

Le télescope ultra-puissant leur révéla la forme irrégulière de 7 794 qui tournait lentement sur lui-même. Il apparaissait parfois comme une sphère aplatie, parfois comme une sorte de coque grossière. Sa période de rotation n’était que de deux minutes. Des zones d’ombre et de lumière ocellaient sa surface, apparemment distribuées au hasard, et scintillant au rythme des cristaux qui présentaient tour à tour leurs facettes au soleil.

L’astéroïde voyageait à près de trente milles par seconde et ils ne disposaient que de quelques minutes pour l’observer de près. Les appareils automatiques prirent des dizaines de clichés et les échos-radars furent soigneusement enregistrés en vue d’analyses futures. Et il ne leur resta plus que le temps nécessaire à un seul sondage direct.

La sonde n’emportait aucun instrument car aucun n’aurait pu résister à une telle collision. Il s’agissait simplement de lancer un projectile de métal destiné à heurter l’astéroïde dans sa course.

Quelques secondes avant l’impact, Poole et Bowman se tinrent prêts, attentifs, tendus. Cette expérience, bien que simpliste, permettait de vérifier la précision de leurs équipements. Ils avaient en fait visé une cible de quelques dizaines de mètres qui se trouvait à des milliers de kilomètres…

Sur la région obscure de l’astéroïde, il y eut soudain une éblouissante explosion de lumière. Le petit projectile métallique était arrivé à la vitesse d’une météorite et, en une fraction de seconde, toute son énergie s’était transformée en chaleur. Un jet de gaz incandescents apparut brièvement dans l’espace et, à bord de l’astronef, les instruments enregistrèrent le spectre tôt évanoui que des experts analyseraient sur Terre, lisant à livre ouvert dans l’embrasement des atomes. Ainsi, pour la première fois, on connaîtrait la composition de la croûte d’un astéroïde.

En une heure, 7 794 redevint une étoile. Lorsque Bowman prit son quart, il avait totalement disparu.

Ils étaient de nouveau seuls et ils le resteraient jusqu’à ce qu’apparaissent les satellites extérieurs de Jupiter. Mais ce ne serait pas avant trois mois.

 

 

19. Au large de Jupiter

 

Même à vingt millions de milles, Jupiter était l’objet le plus apparent du ciel. La planète avait l’aspect d’un disque pâle, de couleur saumon, à peu près grand comme la Lune vue de la Terre. Les bandes sombres et parallèles correspondant à la ceinture des nuages étaient parfaitement visibles. Les étoiles brillantes qui étaient Io, Europe, Ganymède et Callisto passaient et repassaient dans le plan équatorial. Chacun de ces satellites, de par son importance, aurait pu être un monde à lui seul.

Au télescope, le spectacle était prodigieux. Jupiter était un globe multicolore et ocellé qui emplissait tout l’espace. Il était impossible de se faire une idée de ses dimensions. Bowman ne cessait de se répéter qu’il avait onze fois le diamètre de la Terre, mais cela n’était qu’un rapport sans réelle signification.

Et puis, en parcourant les informations contenues dans les bandes mémorielles de Carl, l’échelle véritable de ce monde lui apparut enfin avec évidence. Une image représentait la surface déployée de la Terre projetée sur le disque de Jupiter. Tous les continents et les océans ne semblaient pas, sur la planète géante, plus importants que l’océan Indien sur Terre. En poussant au maximum le grossissement des télescopes, Bowman avait l’impression de dominer un globe légèrement aplati dont les nuages s’étaient rassemblés en longues bandes sous l’effet de la rotation rapide. Parfois, ces bandes se concentraient en tourbillons de vapeurs colorées qui avaient les dimensions d’un continent. Parfois encore, elles étaient reliées par des ponts éphémères longs de milliers de milles. La matière cachée sous ces brumes pesait plus, à elle seule, que l’ensemble des planètes du système solaire. Mais qu’y avait-il d’autre, caché là ? se demandait Bowman.

Sur ce toit sans cesse changeant de nuages qui dissimulait en permanence la véritable surface, des formes sombres jouaient parfois lorsqu’une lune passait, projetant son ombre.

Il y avait encore bien d’autres lunes plus petites au large de Jupiter, à vingt millions de milles. Ce n’étaient guère que des montagnes à la dérive dont le diamètre n’excédait jamais deux milles et l’astronef ne passerait pas à proximité. Le radar, pourtant, continuait d’envoyer régulièrement une silencieuse pulsation d’énergie, mais nul écho ne lui revenait plus du vide.

Ce qu’ils percevaient de plus en plus fort, par contre, c’était le rugissement radio de Jupiter. En 1955, peu avant le début de l’Âge Spatial, les astronomes avaient été étonnés de découvrir que Jupiter émettait sur une puissance considérable dans la bande des dix mètres. C’était un simple bruit auquel se mêlait l’écho des particules qui entouraient la planète tout comme la ceinture de Van Allen entoure la Terre.

Parfois, dans ses veilles solitaires sur la passerelle de contrôle, Bowman écoutait le chant des radiations. Il augmentait le volume, jusqu’à ce que la pièce fût emplie de rugissements, de craquements et de sifflements. Sur ce fond, à intervalles réguliers, se détachaient des sons aigus pareils à des cris d’oiseaux perdus. L’ensemble était effrayant, sans rien d’humain. C’était aussi abstrait que le murmure des vagues sur une plage ou le roulement lointain du tonnerre sur l’horizon.

Même à sa vitesse présente, qui était supérieure à cent mille milles à l’heure, il faudrait encore deux semaines à Explorateur 1 pour franchir toutes les orbites des lunes joviennes. Jupiter comptait plus de satellites que le soleil ne compte de planètes. L’observatoire lunaire en découvrait chaque année de nouveaux et leur nombre atteignait maintenant trente-six. Le plus lointain, Jupiter XXVII, se déplaçait à contresens sur une orbite instable qui l’emmenait à dix-neuf millions de milles de sa planète maîtresse. Il était le résultat de la lutte perpétuelle que se livraient Jupiter et le soleil, la planète géante capturant les astéroïdes de la ceinture pour les libérer au bout de quelques millions d’années. Seuls ses plus proches satellites constituaient une propriété permanente que jamais le soleil ne pourrait lui disputer.

Explorateur 1, qui s’approchait de Jupiter selon une orbite complexe déterminée des mois auparavant par les astrophysiciens terrestres et sans cesse contrôlée par Carl, était à présent une proie nouvelle pour le champ gravifique de la planète. De temps à autre, des poussées presque imperceptibles des fusées correctrices, déclenchées automatiquement, effectuaient d’infimes modifications de cap. En un flot régulier, les informations filaient vers la Terre au long du lien radio. L’astronef était maintenant si loin que, même à la vitesse de la lumière, ses signaux n’arrivaient qu’après cinquante minutes. Le monde entier veillait sur les deux hommes et regardait pratiquement par-dessus leur épaule. Jupiter se faisait de plus en plus proche, et pourtant il fallait presque une heure pour que les messages arrivent à destination.

Les caméras télescopiques filmaient sans cesse tandis que le vaisseau franchissait les orbites des grands satellites. Trois heures avant de frôler Jupiter, Explorateur 1 passa à moins de vingt mille milles d’Europe et tous les instruments furent braqués sur ce monde inconnu qui approchait, grossissait, globe plein puis croissant, dérivant vers le soleil. Quatorze millions de milles carrés que jamais le plus puissant des télescopes terrestres n’avait pu contempler. Le vaisseau passerait au large en quelques minutes seulement et les deux hommes devraient retirer un maximum de cette rencontre en enregistrant toutes les informations possibles. Il faudrait ensuite des mois pour les examiner en détail.

À cette distance, Europe ressemblait à une grosse boule de neige. Il reflétait la clarté du soleil avec une intensité surprenante. Des observations précises confirmèrent que, à la différence de la Lune poussiéreuse, Europe était d’un blanc brillant. Sa surface était couverte de formes scintillantes rappelant les icebergs. Ceux-ci devaient très certainement être formés d’eau et d’ammoniac épargnés par l’attraction de Jupiter. Le rocher nu n’apparaissait qu’à proximité de l’Équateur. Là se trouvait un territoire sombre ceinturant complètement le petit monde, invraisemblable désert d’éboulis et de canyons. Quelques cratères dus à des impacts étaient visibles mais aucun qui révélât une trace d’activité volcanique. Il était évident que Europe n’avait jamais possédé de source de chaleur interne.

Ainsi qu’on le savait depuis longtemps, il existait une légère atmosphère. Lorsque le satellite se détacha comme un disque noir devant une étoile, il y eut un bref scintillement immédiatement avant l’occultation. En quelques endroits des nuages ténus apparaissaient. Sans doute s’agissait-il de brumes formées de gouttelettes d’ammoniac dérivant au gré des faibles brises de méthane.

Aussi rapidement qu’il était apparu dans le ciel, Europe glissa vers l’est. Jupiter n’était plus maintenant qu’à deux heures de voyage. Carl avait vérifié plusieurs fois l’orbite du vaisseau avec un soin électronique et aucune correction de cap ne serait plus nécessaire jusqu’au moment où le vaisseau serait au plus près de la planète. Il était pourtant difficile de ne pas avoir les nerfs tendus en observant le gigantesque globe qui grossissait de minute en minute. On avait très nettement l’impression que le vaisseau plongeait droit sur lui et que la formidable pesanteur allait le précipiter vers une inéluctable destruction.

À présent, il était temps de larguer les sondes atmosphériques qui, on l’espérait, résisteraient assez longtemps pour transmettre des informations de dessous la couche des nuages.

Les deux sondes, deux capsules trapues qui évoquaient des bombes, protégées par des écrans antifriction, furent bientôt placées sur leurs orbites qui, durant les premiers milliers de milles, se différenciaient à peine de celle de Explorateur 1. Mais peu à peu elles prirent le large. L’œil le moins expérimenté pouvait maintenant vérifier que Carl ne s’était pas trompé : l’astronef allait passer au large de Jupiter, il ne s’y écraserait pas. Il s’en faudrait d’un rien mais, lorsqu’on avait affaire à un monde de quatre-vingt-dix mille milles de diamètre, c’était suffisant.

Jupiter emplissait à présent tout l’espace. Il était si vaste que l’œil pas plus que l’esprit ne pouvait vraiment l’appréhender. Bowman aurait pu croire qu’ils survolaient un plafond de nuages sur la Terre s’il n’y avait eu l’extraordinaire variété des couleurs : rouges, jaunes, saumon et écarlates. Pour la première fois depuis le départ, ils allaient maintenant perdre de vue le soleil. De plus en plus petit et pâle, il avait été le fidèle compagnon du vaisseau depuis cinq mois. Maintenant, ils allaient plonger dans l’ombre de Jupiter et contourner la face obscure. À mille milles de là, le crépuscule se ruait sur eux. Le soleil s’enfonçait rapidement derrière les nuages de Jupiter et ses rayons étaient comme deux cornes flamboyantes qui bientôt se contractèrent et moururent en un bref et prodigieux éclat de coloris. La nuit était venue.

Pourtant, le monde immense qui se déployait sous le vaisseau n’était pas totalement obscur. Il baignait dans une sorte de phosphorescence qui se faisait plus intense de minute en minute, comme le regard s’accoutumait. De minces veinules de lumière allaient d’un horizon à un autre, évoquant le sillage des navires sur les mers tropicales. Çà et là, elles se rassemblaient en mares de feu liquide, tremblant au rythme des trépidations venues du cœur lointain de la planète. Poole et Bowman auraient pu contempler ce spectacle durant des heures. Était-ce là le résultat des forces chimiques et électriques qui s’affrontaient dans cet incroyable chaudron ou la révélation de quelque forme de vie ? Les savants discuteraient encore certainement de ce problème quand le siècle qui venait de naître toucherait à son terme.

Tandis qu’ils plongeaient au plus profond de la nuit de Jupiter, la clarté se faisait plus intense. Bowman avait une fois survolé le Canada du Nord durant une aurore boréale et le paysage enneigé avait été aussi blanc et luisant que celui qu’il découvrait maintenant. Pourtant, la température de Jupiter était encore inférieure de quelques centaines de degrés à celles que connaissaient les étendues gelées du Grand Nord.

— Les signaux en provenance de la Terre faiblissent rapidement, annonça Carl. Nous pénétrons dans la zone de diffraction.

L’événement avait été prévu et il constituait en fait un des buts de la mission. L’absorption momentanée des ondes radio par l’atmosphère de Jupiter apporterait des informations valables sur sa composition. Mais les deux hommes, soudain isolés derrière la planète géante, coupés de la Terre, éprouvèrent une brutale impression de solitude. Le silence ne durerait qu’une heure, après quoi ils échapperaient à l’écran de Jupiter et le contact serait rétabli, mais ce serait l’heure la plus longue qu’ils aient connue.

Malgré leur âge, Poole et Bowman étaient deux vétérans de l’espace puisqu’ils totalisaient une douzaine de missions chacun. Pourtant, ils avaient le sentiment d’être des novices en cet instant. Jamais aucun astronef n’avait atteint une telle vitesse, jamais il n’avait affronté un champ gravifique aussi intense. La moindre erreur de navigation au point critique et Explorateur 1 partirait à la dérive vers les limites du système solaire, hors d’atteinte de tout secours.

Lentement, les minutes s’écoulèrent. Jupiter était maintenant une muraille phosphorescente qui escaladait l’infini. Et le vaisseau n’en finissait plus de monter au long de cette surface lumineuse. Il allait bien trop vite pour que la planète pût le capturer, mais on avait malgré tout peine à croire que Explorateur 1 n’était pas devenu un satellite de ce monde monstrueux.

Enfin, un arc de lumière se profila à l’horizon. Bientôt, ils émergeaient dans le soleil. Presque au même instant, Carl annonça :

— Je suis de nouveau en contact avec la Terre. De plus, j’ai la joie de vous annoncer que la manœuvre a parfaitement réussi. Nous sommes actuellement à cent soixante-sept jours cinq heures et onze minutes de Saturne.

L’écart avec les prévisions était inférieur à une minute. L’orbite avait été calculée avec une impeccable précision. Pareil à une boule de billard cosmique, Explorateur 1 avait rebondi sur le champ gravifique de Jupiter et gagné de la vitesse. Sans dépenser de carburant, il venait d’accélérer de quelques milliers de milles par heure. Pourtant, les lois de la mécanique n’avaient en rien été violées. La nature assure son équilibre et Jupiter, dans le même temps, venait de perdre autant de vitesse qu’en avait gagné l’astronef. Cependant, sa masse était des milliards de fois supérieure à celle de Explorateur 1 et nul instrument n’aurait pu déceler l’infime ralentissement de sa période de rotation. Le temps n’était pas encore venu où l’homme pourrait laisser son empreinte dans le système solaire.

Comme la lumière grandissait autour d’eux et que le soleil réapparaissait dans le ciel de Jupiter, Poole et Bowman se serrèrent la main en silence. Ils s’étaient acquittés sains et saufs de la première partie de leur mission, mais ils ne pouvaient encore y croire.

 

 

20. Le monde des dieux

 

Ils n’en avaient pas fini avec Jupiter. Loin derrière eux, les deux sondes pénétraient dans l’atmosphère.

L’une disparut sans laisser de traces. Elle avait sans doute plongé trop directement et s’était consumée avant de pouvoir transmettre la moindre information. La seconde eut plus de chance. Elle s’insinua dans les couches gazeuses supérieures puis regagna l’espace. Ainsi qu’il avait été prévu, cela lui fit perdre suffisamment de sa vitesse initiale pour l’amener vers le sol en une longue ellipse. Deux heures plus tard, elle rencontra de nouveau l’atmosphère sur la face diurne, à une vitesse qui n’était plus que de soixante-dix mille milles par seconde.

Immédiatement, elle fut enveloppée de gaz incandescents et le contact radio fut interrompu. Pour les deux hommes qui attendaient sur la passerelle de contrôle, de longues minutes s’écoulèrent. Ils ne pouvaient être sûrs que la sonde résisterait, que la céramique du bouclier de protection ne se briserait pas avant la décélération. Si cela était, les instruments qui se trouvaient à bord seraient désintégrés en une fraction de seconde.

Mais le bouclier tint assez longtemps pour que la sonde, transformée en un météore incandescent, pût freiner. Les fragments carbonisés furent éjectés, le robot darda ses antennes à l’extérieur et entreprit une exploration électronique de son environnement. À bord du vaisseau qui se trouvait maintenant à un quart de million de milles, la radio transmit alors pour la première fois des informations sur Jupiter.

Les milliers d’impulsions qui arrivaient seconde après seconde représentaient autant de données sur la composition de l’atmosphère, la pression, la température, les champs magnétiques, la radioactivité et des dizaines d’autres facteurs que seuls les experts terrestres sauraient débrouiller. Il y avait pourtant une source d’information immédiatement compréhensible : la TV en couleur qui équipait la sonde.

Les premières images arrivèrent au moment où l’engin perçait l’atmosphère après s’être débarrassé de sa cuirasse. Tout ce que l’on pouvait voir était une brume jaune au sein de laquelle des taches rouges se déplaçaient vers le haut tandis que la sonde tombait vers le sol à quelques centaines de milles à l’heure.

La brume se fit plus dense. Il était impossible de savoir si la caméra opérait à quelques centimètres ou à plusieurs centaines de mètres. L’œil ne pouvait retenir aucun détail. Sur le plan visuel, la mission semblait un échec. L’équipement avait fonctionné, mais il n’y avait absolument rien à voir dans cette atmosphère de nuages agités de turbulences.

Et puis, soudain, la brume s’effaça. La sonde devait avoir atteint la base d’une nappe et elle pénétrait maintenant dans une zone claire. Peut-être était-ce de l’oxygène pur avec quelques cristaux d’ammoniac. Bien qu’il fût toujours aussi difficile d’apprécier les distances, on pouvait estimer que la caméra opérait à présent sur des milles.

La scène était si étrange que, pendant un instant, elle n’eut aucun sens pour les deux hommes accoutumés aux formes et aux couleurs de la Terre. Loin, loin en dessous s’étendait à l’infini une mer d’or en fusion marquée de sillons parallèles qui auraient pu être les crêtes de vagues gigantesques. Mais on ne décelait pas le moindre mouvement : le panorama était par trop immense. Ce ne pouvait être un océan d’or : la sonde était encore trop haut dans l’atmosphère. Par contre, il pouvait s’agir d’une nouvelle couche nuageuse.

Et soudain la caméra transmit une image déconcertante, estompée par la distance. À des milles de là sans doute, le paysage d’or formait un cône curieusement symétrique, pareil à celui d’un volcan. À son sommet, des nuages dessinaient une sorte de halo. Tous étaient de la même dimension et très nettement détachés les uns des autres. Il y avait en eux quelque chose de profondément déroutant, comme s’ils n’étaient pas naturels, pour autant que ce terme fût applicable à un quelconque élément du panorama. Puis, saisie par quelque turbulence atmosphérique, la sonde s’orienta dans une autre direction. Durant plusieurs secondes, l’écran ne montra plus qu’une brume dorée. Et la vue revint : la « mer » était plus proche mais toujours aussi énigmatique. On remarquait cependant des zones noires, de loin en loin, comme si des failles ou des trous s’ouvraient là, vers des zones plus profondes. La sonde ne devait jamais les atteindre. À chaque mille la pression s’élevait. L’engin était encore très haut dans l’atmosphère quand la TV retransmit un premier éclair d’avertissement qui précéda la disparition totale de l’image. Le premier appareil terrestre venait de se perdre dans les épaisseurs de l’atmosphère de Jupiter. Sa brève mission avait permis d’entrevoir peut-être le millionième de la planète et la véritable surface était demeurée invisible sous les brumes. Quand l’écran fut redevenu obscur, Poole et Bowman demeurèrent longtemps silencieux, avec les mêmes pensées.

Les Anciens ne s’y étaient pas trompés, en donnant à la planète géante le nom du dieu des dieux. Si la vie existait là, combien de temps faudrait-il pour la déceler ? Et ensuite, combien de siècles s’écouleraient avant l’arrivée du premier pionnier ? Et quel type d’astronef pouvait aborder Jupiter ?

Mais cela n’était pas du ressort de Explorateur 1 et de son équipage. Leur objectif était un monde encore plus étrange qui se trouvait deux fois plus loin que le soleil, de l’autre côté d’un gouffre d’un demi-milliard de milles que seules hantaient les comètes.